Comment les plantes prennent le contrôle du sol?

La fertilité des sols est une notion particulièrement complexe. Luc Abbadie, professeur à la Sorbonne nous dévoile sa vision du sol vivant et le rôle clef jouée par les champignons symbiotiques. Le sol est un milieu extrêmement riche en organismes vivants. 1 gramme de sol contient plusieurs centaines de millions de bactéries et d'archées, et plusieurs centaines de mètres d'hyphes mycéliens, mais aussi des protozoaires, des vers de terre, des larves et des invertébrés.

Les racines fines des plantes chargées d'absorber nutriments et eau plongent dans ce milieu, entourées de particules minérales, de grains de sable ou de calcaire, de limon, d'argile, d'eau, de gaz et de matières organique qui représentent entre 1 et 3 % du poids total du sol.

Cette matière organique est majoritairement très ancienne avec un âge moyen de plusieurs centaines d'années voire plusieurs milliers.

La matière organique se dégrade donc lentement du fait de la difficulté des bactéries à la dépolymériser à cause du blocage par les argiles, par le fait que les enzymes libérées par les bactéries n'atteignent pas leurs cibles, ou du fait que les molécules complexes comme les polyphénols sont difficiles à dégrader. Seules les molécules organiques les plus simples comme les sucres se dégradent rapidement et se transforment en CO2.

Au fur et à mesure que la décomposition avance, la matière organique restante devient de moins en moins biodégradable, ce qui explique leur persistance sur le long terme.

La matière organique contient aussi de l'azote et du carbone qui peuvent circuler entre les communautés du sol. Ce sont les champignons, qui grâce à leur structure filamenteuse, sont responsables de 70 à 80% de la dégradation de la matière organique du sol. Les bactéries, peu mobiles, doivent leur salut dans la composition de l'eau du sol.

La matière organique est un coffre-fort à azote et à phosphore. Le déblocage du processus de dégradation (appelé « priming effect ») est mis en œuvre par les exsudats racinaires des plantes à base de polysaccharides qui y consacrent 20 à 30 % des produits de leur photosynthèse nette. Les vers de terre y contribuent aussi. Si l'entrée de l'azote dans l'écosystème se fait par voie biologique, celui du phosphore provient l'altération physico-chimique de la roche sous-jacente.

Dans la nature, ceux sont les arbres avec leurs profondes racines qui jouent le rôle d'ascenseur à phosphore mais aussi à potassium, en rejetant au sol via les feuilles ces minéraux prélevés profondément.

La coopération dans le monde végétal est sans doute beaucoup plus développée qu'on ne le croit, notamment, en ce qui concerne la nutrition minérale. Les micro-organismes sont souvent de la partie : ils peuvent utiliser le carbone exsudé par les racines pour compléter leur apport en énergie, et ce quelle que soit leur nature, bactérienne ou fongique. Ces derniers en étroite association avec les racines, sous la forme de mycorhizes, décuplent la capacité exploratoire de la plante. Dans les faits, l'alimentation en eau et éléments nutritifs des plantes est moins assurée par leurs racines que par ces champignons symbiotiques qui parfois connectent entre eux deux individus d'espèces différentes.

En conclusion considérer un sol comme une simple réserve de carbone et d'éléments nutritifs, plus ou moins bien dotée originellement, dans laquelle des plantes en compétition les unes avec les autres viendraient puiser et qu'il conviendrait d'enrichir chimiquement pour pérenniser la fertilité, est une vision largement fausse. Le sol est un monde hétérogène qui n'existe que par l'activité des micro- et macroorganismes qui le transforment sans cesse, dans des rapports étroits et indissociables de coopération et de compétition. Ces faits, observées sous toutes les latitudes, incitent à revoir totalement les pratiques agricoles et sylvicoles conventionnelles, notamment pour assurer la pérénité des productions et reconstituer le stock de carbone dans les sols, et ce dans un contexte où l'adaptation au changement climatique devient de plus en plus urgente.

 

Source : « fertilité des sols : la qualité par la vie – Luc Abbadie. Annales des Mines n°91  juillet 2018 « sols en danger ! réduire l'artificialisation »

 

http://www.annales.org/re/2018/re_91_juillet_2018.html